La légende d'Ys

En ce temps-là, la ville d'Ys ( qu'on écrit aussi Is ) était la plus belle qui fut au monde, si belle que lorsque les Français construisirent leur capitale, ils l'appelèrent "Par-Is", c'est-à-dire semblable à Is.

Is était entourée de formidables murailles, battues par les vagues. Quand la mer était haute, l'eau assiégeait la ville de toutes parts. Elle se heurtait aux solides portes, qui avaient, disait-on, été construites par des korrigans, et que rien ne pouvait faire céder. Seul, le roi en possédait les clés, qu'il portait accroché à son cou, de jour comme de nuit.

Ce roi s'appelait Gradlon. C'était un homme bon et généreux. Lorsqu'il était jeune, il avait couru l'aventure, loin, jusqu'en Scandinavie, où il avait épousé une fée, mais à l'époque où se passe cette histoire, il était devenu vieux et un peu triste. Souvent, on le voyait errer sur les remparts de la ville. Il regardait la mer, longtemps, comme si elle devait le consoler de quelque chose.

- Ah ! se plaignit-il un jour à son ami saint Gwénolé, ma fille deviendra-t-elle un jour raisonnable ?
Saint Gwénolé ne répondit pas. Il savait bien que Dahut, la fille du roi Gradlon et de la fée scandinave, n'était pas seulement déraisonnable. Il la croyait mauvaise, mais il ne voulait pas peiner le bon roi.
- Pourquoi ne retourneriez-vous pas à Quimper ? demanda-t-il. Vous y seriez loin de votre fille, et sa conduite vous tourmenterait moins. Le roi réfléchit. Un bon moment , il demeura silencieux, puis enfin :
- Un jour, commença-t-il, un jour que je chassais dans la forêt du Menez-Hom avec une troupe nombreuse, nous nous sommes perdus. Par hasard, nous arrivâmes à une hutte de branchage, où vivait un ermite d'une grande sainteté. Vous le connaissez.
- C'était mon bon maître, saint Corentin.
- Comme nous n'avions rien mangé depuis l'aube, reprit le roi, nous avions grand faim, mais le pauvre ermite qui vivait dans le dénuement le plus complet, ne possédait rien pour nourrir une troupe comme la nôtre. Il fit venir le cuisinier et lui confia un petit morceau de poisson, puis il appela l'échanson et lui donna une cruche d'eau.
Comme les deux serviteurs restaient tout ébahis, saint Corentin leur dit : " Portez ceci à votre maître".
Gênés, mais n'osant obéir, les deux serviteurs vinrent vers moi. C'est alors que tout le monde vit que l'eau s'était transformée en vin, et que les poissons se multipliaient, jusqu'à apaiser la fin de toute ma troupe.
- Je me rappelle ce miracle, dit saint Gwénolé, preuve de la très grande sainteté de mon vénéré maître.
- Alors, continua Gradlon, j'ai dit au saint ermite : " Il ne faut point que vous viviez loin des hommes, il faut que vous leur apportiez votre lumière. Je vous donne ma bonne ville de Quimper, son palais, ses églises, et je promets solennellement de faire construire un monastère à Landevennec".
Ayant fini ces mots, le roi regarda son ami :
- Quimper ne m'appartient plus, vous le voyez. Chez moi est ici à Ys et j'y resterai. Et puis j'espère pouvoir encore quelque chose pour ma fille. Si sa mère n'était pas morte alors qu'elle était toute jeune, peut-être ne serait-elle pas devenue ce qu'elle est…

Pendant ce temps, dans les salles illuminées du château, Dahut donnait une fête. Comme chaque soir, de cent lieux à la ronde, des seigneurs étaient arrivés, attirés par la magnificence de la ville et la réputation de ses fêtes. On s'y amusait plus que partout ailleurs, même si on croyait savoir qu'il y a quelques dangers à y participer.
On murmurait que certains jeunes seigneurs avaient disparu bien qu'on ignora comment.

Ce soir-là, alors que la fête battait son plein, un serveur s'approcha discrètement d'un jeune homme très beau.
- Seigneur, chuchota-t-il, notre demoiselle Dahut vous a remarqué… Le jeune seigneur se sentit très flatté. Au milieu de la grande fête, parmi tous ces gens, la princesse avait porté ses yeux sur lui ! Le serviteur poursuivit
- Elle vous fait donner ce masque pour vous cacher le visage et l'aller rejoindre dans sa chambre dès que le bal sera fini.
Le cœur battant, le jeune homme prit le masque et attendit avec grande impatience la fin de la soirée. Puis, mené par un serviteur tout de noir vêtu, il rejoignit la belle Dahut.

Avant que le jour ne se lève, elle le renvoya :
- Partez maintenant, mais remettez ce masque. Je ne veux pas qu'on sache qui sort de ma chambre.
Le jeune homme fixa le masque sur son visage, et aussitôt le masque se resserra jusqu'à l'étouffer. Le jeune homme tomba sans connaissance au pied de Dahut.

Alors, la princesse fit un geste au serviteur habillé de noir. Sans un mot, celui-ci ramassa le seigneur, le jeta en croupe sur son cheval, et s'en fut au galop. Il connaissait, pas loin de Huelgoat, un précipice, où cet amant irait rejoindre les autres.

Le lendemain, le serviteur du jeune seigneur le chercha partout, mais il avait disparu. On supposa alors, qu'ayant trop bu, il avait voulu se promener sur le rempart et était tombé à la mer.

Personne ne s'inquiétait vraiment de ces disparitions, bien qu'on murmura un peu, on préférait faire comme si de rien n'était, et continuer à profiter de la vie facile de cette belle cité.
Dans les rues propres et nettes de la ville d'Ys, jamais on voyait un mendiant. Si l'un d'entre eux voulait passer les portes, on le rejetait aussitôt. A force de vouloir conserver ses richesses, la ville avait endurcie son cœur et perdu son âme.

Or, un jour, arriva dans la ville un jeune homme d'une étrange beauté, prince d'une lointaine contrée. Ses vêtements étaient d'une telle richesse que même à Ys on les remarqua.
Dès qu'elle le vit venir, Dahut n'eut de cesse de l'avoir à sa table. Tout le soir, elle fut sous le charme de l'étranger, à tel point qu'elle en oublia même de danser.

Vers la fin de la soirée, le jeune prince se leva et, frappant dans ses mains, il dit
- Je propose maintenant un branle, que va jouer mon musicien personnel.
On vit apparaître un petit nain vêtu d'une peau de bouc, qui se mit à souffler avec entrain dans son biniou. Aussitôt, tous les invités se mirent à danser le branle. Mais, plus ils dansaient, plus le rythme de la musique s'accélérait, et ils n'arrivaient plus à s'arrêter.
Alors le jeune prince se pencha à l'oreille de Dahut.

Tous deux quittèrent discrètement le bal sans être vus, et s'éloignèrent le long des remparts.
Les deux mains posées sur le rebord de la fenêtre de la plus haute tour, le prince parcourait du regard la mer au clair de lune.
- Vous avez là une bien belle ville, murmura-t-il à Dahut. L'homme qui possède les clés de ces portes est un homme puissant.
- Mon père possède ces clés.
- Seul ?
- Seul.
- Il refuse donc de partager son pouvoir ?
- Sans doute, répondit Dahut, qui déjà commençait à en vouloir à son père.
- Ne serait-ce pourtant pas à la personne qui est le cœur de cette cité, d'en garder les clés ?
- Que voulez-vous dire ?
- Vous, Belle Dame, vous êtes la grâce et la beauté, l'intelligence et la passion, le cœur de cette cité.
- Mon père ne semble pas penser ainsi… Je ne peux jamais rien obtenir de lui.
- Votre père est bien vieux. Comment laisser un tel pouvoir entre de tremblantes mains ? … Si vous m'aimiez, vous sauriez que j'ai raison. Qui vous empêche de subtiliser les clés à votre père pendant son sommeil ? Vous deviendriez la maîtresse de la ville et feriez ce que bon vous semblerait.

Le lendemain, à l'aube, le roi Gradlon se réveilla en sursaut : il n'avait plus les clés de la ville autour du cou. Il fit appeler Gwénolé.
- Le malheur est sur nous ! s'exclama le saint. Prenez ce que vous avez de plus précieux et fuyez cette ville.
A peine eut-il prononcé ces mots qu'on entendit comme un mugissement. Les portes de la ville s'étaient ouvertes, la mer s'engouffrait dans la cité.
Le roi Gradlon sauta sur son cheval, qui se mit à galoper de toutes ses forces , fuyant devant la mer en furie. Les flots le poursuivaient, balayant tout sur leur passage.

- Mon père, secourez-moi ! cria Dahut depuis le haut des remparts.
Ce jeune prince trop beau l'avait trompée, il avait obtenu qu'elle lui confie les clés, puis avait disparu. Et maintenant les portes de la ville étaient grandes ouvertes.
- Mon père, ne me laissez pas !
Gradlon fit arrêter son cheval pour permettre à sa fille de sauter en croupe. Mais voilà que le cheval n'arrivait plus à avancer, ses pattes fléchissaient, il hennissait désespérément, comme s'il avait à supporter un poids intolérable. La mer s'avançait. La mer le rattrapait.
- Roi Gradlon ! cria Gwénolé, c'est le diable que vous portez en croupe. Il faut vous en débarrasser.
Stupéfait et affolé, le roi ne pouvait se résoudre à rien. Jeter sa fille à l'eau, jamais il ne le ferait.

Alors Gwénolé s'approcha de lui. Il toucha Dahut de son doigt et elle s'abîma dans la mer, soulevant des vagues d'écume blanche.
Quand enfin Gradlon atteignit la terre ferme, quand son cheval se fut hissé sur le plus gros rocher, il se retourna. Sa ville avait disparu. Il n'en restait rien. La mer miroitait doucement dans le soleil levant. Ys n'y était plus.

Depuis ce temps, il est arrivé des choses bien curieuses dans ces contrées.
Un pêcheur ayant plongé pour dégager son ancre qui était bloquée, s'aperçut avec stupéfaction qu'elle était prise dans les barreaux d'une fenêtre. Il regarda par le carreau et vit qu'il s'agissait d'une église, d'une église magnifique, pleine de fidèles. Pourtant, le prêtre était seul à l'autel et personne ne répondait la messe.
Tout suffoqué, le pêcheur remonta et raconta son histoire.
- Malheur ! lui dit-on, tu as vu la ville d'Ys. Si tu avais répondu la messe, tu aurais sauvé toutes ces âmes perdues.

 

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