La légende de la ville d'Ys

LA GWERZ DE KER-IS

Ou la deuxième vie d'une légende au XIXème siècle.

 

La popularité de la légende au XIXème siècle

Ce fut pendant que j'étais à Kermahonec que parut une nouvelle guers sur cette fameuse ville d'Is. C'était du reste le temps des guers ; on en fit une sur chaque chapelle qui racontait les innombrables miracles opérés par le patron ou la patronne du lieu. ; ces guers se terminait toujours à la façon du quatrième évangile, celui du fameux Jean qui doit être l'ancêtre des Gascons [ des moqueurs, des plaisantins]. Une de nos bonnes avait acheté cette nouvelle guers en allant porter du beurre en ville. Car ces bonnes filles aimaient toutes choses, la messe, la confession, les cantiques, les sermons, les chansons, les guers et le libre amour conjugal.

J'avais déjà entendu parler de cette ville merveilleuse. On disait alors un proverbe breton : " Abaoue eo beunzet Is , n'eus ker ebet evel Paris. ( Depuis que la ville d'Is est noyée, il n'y a aucune ville pareille à Paris). Car pour les vieux Bretons, le mot Paris veut dire simplement : pareil à Ys, la syllabe par signifiant exactement pareil. Aucun paysan breton de ce temps ne mettait en doute l'existence de cette ville engloutie par les péchés de la fille du roi Gralon et de ses compagnons de débauche.

 

Le rôle des "faiseurs de légendes"

C'est à conter ces débauches et la catastrophe dont elles furent la cause, qu'est consacrée toute la guers. Les prétendus savants mythologues et chercheurs de fables et de légendes ont joliment ergoté sur cette fameuse ville d'Ys ou Leuxobie [ ville gallo-romaine non-identifiée ], à savoir, dans quel genre de fables, de contes ou de légendes elle doit être classée. Cette légende appartient, dit l'un d'eux, à ce cycle de contes dont le type est "la belle au bois dormant"; c'est une ville enchantée dit un autre; c'est une demeure sous-marine des marins noyés dit un autre. " un jour viendra, dit un autre savant, où la ville d'Ys apparaîtra au-dessus des mers et alors les villes d'aujourd'hui s'abîmeront à leur tour". Celui-ci parle selon la science géologique, laquelle nous montre clairement que non seulement des villes, mais des peuples et des continents tout entiers ont été engloutis tandis d'autres continents surgissaient à côté.

Un autre de ces récolteurs de légendes, un Breton pourtant, a trouvé que cette ville engloutie était, dans la Manche, sur les côtes de Tréguier, tandis que toutes les légendes la place exactement à l'opposé sur les côtes de la Cornouaille près de Douarnenez. Il y a près de là, un village qui porte encore le nom de la princesse, Poul Dahut , car les légendes donnent à cette fille de Gralon, le nom de d'Ahez, Dahez et Dahut. C'est près de ce village bâti sur le dernier recoin de la baie de Douarnenez que, selon la légende, la princesse fut précipitée à la mer, et aussitôt cette mer, qui suivait le cheval du roi sur lequel sa fille était en croupe, s'arrêta net. Et alors, le cheval, débarrassé de son fardeau diabolique, d'un bond vint tomber à Quimper, comme la jument de Mahomet sauta de la Mecque à Jérusalem. Il bâtit un palais à l'endroit même où son cheval tomba. Et, comme il avait été bien reçu par l'ermite Chorentin, Kaour ou Kaourentin, il lui fit cadeau plus tard de ce palais pour en faire une église, et c'est sur l'emplacement de ce palais qu'a été bâtie la grande cathédrale de Saint-Corentin et au sommet de laquelle entre les deux tours se voit toujours le roi Gralon à cheval, les yeux fixés sur la mer comme s'il entendait voir sortir la ville d'Ys du fond des flots.

Une autre légende dit cependant que ce fut à Remungol que le cheval du roi alla tomber, et l'on montre encore là le rocher sur lequel il descendit, et dans lequel ses pieds s'enfoncèrent profondément. Comme on montre aux vrais croyants dans le temple d'Omar à Jérusalem, le rocher à travers lequel Mahomet passa avec sa jument blanche. Ces deux légendes auraient dû embarrasser quelque peu les fabricateurs de saints bretons, si les charlatans noirs eussent été gens à se soucier un tant soit peu, je ne dirais pas de la vérité, mais d'un peu de bon sens. En effet, d'après ces faiseurs de saints, le roi Gralon devait se trouver en même temps à Corisopetensis avec son ami Corentin… et à Landevenec avec celui-là même qui le sauva de la catastrophe d'YS, Gringolé ou Guenolé. Ces premiers faiseurs de saints bretons parlent tous de ce fameux Gralon mais ils ne disent rien de sa fameuse capitale Leuxobie ou Ys, tandis que les écrivains modernes des vies de saints bretons en parlent, ce qui prouvent que cette légende n'est pas vieille comme prétendent certains faiseurs ou chercheurs de légendes bretonnes. Ce qui le prouvent encore, c'est que toutes ces légendes font de la ville d'Ys une ville chrétienne, lorsque nous savons historiquement que les habitants de ces côtes n'étaient pas encore tous christianisés au siècle dernier. Cette légende de la ville d'Ys est comme la plupart des légendes bretonnes une invention des prêtres. Ces prêtres ayant fabriqués des saints particuliers aux Bretons, des fables et des légendes s'adaptant à ces saints et aux idées mesquines des pauvres Bretons, voulurent compléter leur genèse bretonne par un cataclysme comme on en voit dans les genèses de tous les peuples, et ils ne trouvèrent rien de mieux que de copier l'article 19 de la genèse hébraïque. Car la fable de la ville d'Ys est la copie exacte de la fable de Sodome et Gomorrhe. Ces deux villes furent englouties à cause de la débauche de leurs habitants, la ville d'Ys le fut de même. Là-bas, le vieux Loth fut averti et sauvé par un ange ; ici le vieux Gralon fut averti et sauvé par un envoyé de Dieu, saint Guénolé. Là-bas, Edith, femme de Loth, fut changée en statue de sel, ici, Ahès, fille de Gralon fut changée en sirène. Là-bas, Loth alla demeurer dans une caverne avec ses deux filles, ici, le vieux Gralon alla aussi demeurer dans une caverne avec le jeune Kaourentin où ils se nourrissaient de poissons qui venaient d'eux-mêmes se mettre à la broche ou dans la poêle. La femme de Loth, d'après Benjamin Jonos qui la vit au XIIème siècle, n'était pas complètement morte, puisque quand les animaux allaient la lécher et diminuaient ainsi sa taille, elle reprenait sur le champs ses formes ordinaires et tous les mois, elle avait ses lunies comme les autres femmes, seulement elle ne devait pas s'amuser beaucoup dans cette position. Tandis que la fille de Gralon jouit de toute sa liberté ; elle s'amuse comme des sirènes mythologiques à jouer des tours aux marins de la côte. Ceux-ci l'entendent souvent chanter et sa belle voix les enchante, leur fait perdre leur tête et leur chemin; ils la voient sur les rochers peigner ses beaux cheveux d'or.

 

Tristes conséquences

J'ai entendu de vieux pêcheurs de Douarnenez affirmer l'avoir vue plusieurs fois, et avoir été enchantés et égarés par ses chants. Il y a encore ici une vieille femme, une descendante directe des sauvages de l'île de Sein, qui m'a raconté plusieurs fois l'histoire de cette belle princesse à cheveux d'or et queue de poisson. C'était elle, par ses chants et ses ébats, qui annonçait le beau et le mauvais temps, mais le mauvais temps pour les habitants de l'île était les nuits claires et le calme, le beau temps, c'était les nuits noires et la tempête car alors les navires venaient s'écraser sur les rochers ; et là était la providence de ces barbares qui ne vivaient que des épaves de la mer.

Cette guers de Ker Ys fut achetée pour moi, car de tous les serviteurs de Kermahonec, moi seul savait lire le breton. Je fus donc obligé de leur chanter cette guers, et très souvent, car elle leur plaisait beaucoup, surtout aux femmes, qui cherchaient à l'apprendre par cœur. Cette guers comme je l'ai déjà dit n'est que la légende rimée de la catastrophe de la ville d'Ys. J'ai déjà montré que le diable Paulic est partout mystifié et roulé par les paysans ; la légende d'Ys nous montre que là, Paulic mystifia et roula tous les jeunes riches de la ville, et la princesse elle-même ; il est vrai que Paulic agissait au nom ; par ordre de l'Eternel, comme autrefois quand il fut envoyé pour punir Job. Déguisé en beau et élégant prince, il séduisit tellement la fille du vieux Gralon, que celle-ci, pour lui plaire , alla, la nuit, voler la clé d'or que son père portait au cou et pendant que celui-ci dormait. Paulic n'avait besoin que de cette clé pour exécuter les ordres de l'Eternel. C'était la clé des écluses qui protégeaient la ville contre l'envahissement de la mer. Dès que Paulic tint cette clé, il alla ouvrir ces écluses pendant que la princesse et ses compagnons de débauche dansaient les danses des Bacchantes dans son palais des orgies. Guénolé, sur l'ordre de l'Eternel aussi, venait au triple galop d'un cheval sauvage réveiller le vieux roi, qu'il fit monter à cheval pour se sauver devant les flots qui envahissaient déjà la ville. En s'en allant à travers les rues, il rencontre sa fille courant éperdue devant les flots; il la prend en croupe, mais aussitôt son cheval ralentit son pas pendant que les flots montaient toujours; voyant qu'il allait être englouti comme tout le reste , Guénolé lui cria : " Taol en diaoul er mour - jette le diable à la mer". A la fin, le vieux Gralon se voyant perdu, d'un coup de coude, il pousse sa fille dans les flots qui s'arrêtèrent aussitôt ; alors son cheval, allégé de ce fardeau diabolique, fit un tel bond qu'il alla tomber sur le rocher du Rumengol, à plusieurs lieues de là, où le roi fit bâtir une chapelle en l'honneur de la mère de Dieu, Notre Dame du Remungol, qui a le pouvoir de sauver tout le monde, dit la guers pourvu qu'on se confie à elle :

Ann neb en em roi d'an Itron Varia Remungol
Birviken, james ne yello da goll.

Celui qui se voue à la Dame du Remungol,
Jamais ne sera perdu.

Celle-là fait aujourd'hui une concurrence désastreuse à la Dame de Kerdévot depuis que le chemin de fer y conduit les pèlerins à prix réduit.

D'après J-M Déguignet, Mémoires d'un paysan bas breton, Ed An Here, 1999.

 

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